Victor HugoLe saviez-vous ? Victor Hugo s’est prononcé pour l’entrée de l’œuvre littéraire dans le domaine public dès la mort de son auteur. Il a même mis au point un « système », fruit de son étude approfondie sur la question du domaine public, qui a été repris en son temps par l’éditeur Hetzel. Une conception avant-gardiste qui a de quoi faire pâlir un grand nombre d’éditeurs et d’auteurs d’aujourd’hui. Quelles étaient donc les motivations et les arguments de cet auteur engagé qui a mobilisé toute sa force de conviction et ses talents d’orateur pour défendre son idée, un auteur qui déclarait que s’il lui fallait choisir entre le droit de l’écrivain et le droit du domaine public, il choisirait le droit du domaine public. « Avant tout, nous sommes des hommes de dévouement et de sacrifice. Nous devons travailler pour tous avant de travailler pour nous. »

Plus largement, qu’en est-il, pour Victor Hugo, de la propriété littéraire, du domaine public et du droit de l’héritier ?

La propriété littéraire

A l’époque de Hugo, la propriété littéraire est bien dans le droit mais elle n’est pas encore dans le code. On part encore du principe que puisque la pensée appartient à tous, elle ne peut être propriété. La propriété littéraire n’existe donc pas. Hugo dénonce ce sophisme :

« Confusion étrange, d’abord, de la faculté de penser, qui est générale, avec la pensée, qui est individuelle ; la pensée, c’est le moi ; ensuite, confusion de la pensée, chose abstraite, avec le livre, chose matérielle. La pensée de l’écrivain, en tant que pensée, échappe à toute main qui voudrait la saisir ; elle s’envole d’âme en âme ; elle a ce don et cette force, virum volitare per ora ; mais le livre est distinct de la pensée ; comme livre, il est saisissable, tellement saisissable qu’il est quelquefois saisi. Le livre, produit de l’imprimerie, appartient à l’industrie et détermine, sous toutes ses formes, un vaste mouvement commercial ; il se vend et s’achète ; il est une propriété, valeur créée et non acquise, richesse ajoutée par l’écrivain à la richesse nationale, et certes, à tous les points de vue, la plus incontestable des propriétés.»

Les limites de la propriété littéraire

La propriété littéraire est un principe à constater et à respecter. La finesse d’analyse d’Hugo lui en fait cependant bien distinguer les limites effectives :

« …dans cette grave question de la propriété littéraire il y a deux unités en présence : l’auteur et la société. …. Quant à moi, je n’hésite pas à dire que le droit le plus absolu, le plus complet, appartient à ces deux unités : l’auteur qui est la première unité, la société qui est la seconde. … L’auteur donne le livre, la société l’accepte ou ne l’accepte pas. Le livre est fait par l’auteur, le sort du livre est fait par la société…. »

Ainsi, avant la publication, l’auteur a un droit absolu sur son œuvre ; un droit qui va jusqu’à la destruction :
« … Supposez un homme comme Dante, Molière, Shakespeare. Supposez-le au moment où il vient de terminer une grande oeuvre. Son manuscrit est là, devant lui, supposez qu’il ait la fantaisie de le jeter au feu, personne ne peut l’en empêcher. Shakespeare peut détruire Hamlet ; Molière, Tartuffe ; Dante, l’Enfer. »

Mais dès la publication, l’auteur n’est déjà plus le maître de son œuvre. Elle ne lui appartient plus. Il ne peut plus rien en retrancher. Dans les faits, elle est déjà, dans le domaine public :
« C’est alors l’autre personnage qui s’en empare, appelez-le du nom que vous voudrez : esprit humain, domaine public, société. C’est ce personnage-là qui dit : Je suis là, je prends cette oeuvre, j’en fais ce que je crois devoir en faire, moi esprit humain ; je la possède, elle est à moi désormais. Sa volonté n’y peut rien. Voltaire du fond de son tombeau voudrait supprimer la Pucelle ; M. Dupanloup la publierait. »
Hugo va même plus loin en disant :
«… il ne dépend pas de l’auteur de faire une rature dans son oeuvre quand il l’a publiée. Il peut faire une correction de style, il ne peut pas faire une rature de conscience. Pourquoi ? Parce que l’autre personnage, le public, a pris possession de son oeuvre. »

La question de l’hérédité littéraire

S’il existe bien, de son vivant, des droits contradictoires entre l’auteur qui crée le livre et la société qui accepte ou refuse cette création au point que l’on puisse déjà parler de « domaine public », qu’en est-il donc à sa mort. Quels sont les droits de ce « troisième personnage », l’héritier. Quelle place et quelle forme donner à l’hérédité littéraire ?
Hugo a fait de cette question un examen particulièrement attentif qu’il dit avoir beaucoup étudié « dans l’intérêt de la lumière et de la liberté. ». Il reconnaît que la question est « très délicate, très curieuse, très intéressante ». Mais pour lui la conclusion est claire : aucune place ne doit être accordée à l’hérédité littéraire :
« Reconnaître une valeur quelconque à la volonté de l’héritier, c’est prendre un faux point de départ :
« …L’héritier ne fait pas le livre ; il ne peut avoir les droits de l’auteur. L’héritier ne fait pas le succès ; il ne peut avoir le droit de la société. … L’auteur sait ce qu’il fait ; la société sait ce qu’elle fait ; l’héritier, non. Il est neutre et passif. »
« Joseph de Maistre, héritier de Voltaire, n’aurait pas le droit de dire : Je m’y connais.
L’héritier n’a pas le droit de faire une rature, de supprimer une ligne ; il n’a pas le droit de retarder d’une minute ni d’amoindrir d’un exemplaire la publication de l’oeuvre de son ascendant. »
« … L’héritier n’a pas à intervenir. Cela ne le regarde pas. »

Le droit de publication

Si pour Hugo la législation n’est pas en droit d’accorder une quelconque autorité littéraire à l’héritier, elle ne peut non plus lui accorder le droit de publication pour un temps limité.

« je le dis tout net, je considère toutes les formes de la législation actuelle qui constituent le droit de l’héritier pour un temps déterminé comme détestables.
« Ce que nous voulons fermement, c’est que le droit de publication reste absolu et entier à la société. C’est le droit de l’intelligence humaine. …
« Que la loi donne à tous les éditeurs le droit de publier tous les livres après la mort des auteurs…»

Comment ne pas comparer cette dernière proposition à la législation actuelle qui exige un délai minimum de 70 ans après le décès de l’auteur en France !

Le droit de l’héritier direct

Mais alors, l’héritier a-t-il un droit ?
La réponse de Hugo est tout aussi claire : Il n’a qu’un droit : vivre de la part d’héritage que son ascendant lui a léguée.

« L’héritier, selon moi, n’a qu’un droit, je le répète : vivre de l’oeuvre de son ascendant ; ce droit est sacré, et certes il ne serait pas facile de me faire déshériter nos enfants et nos petits-enfants. Nous travaillons d’abord pour tous les hommes, ensuite pour nos enfants. »
« Ce droit doit être très modéré, car il faut que jamais le droit de l’héritier ne puisse être une entrave au droit du domaine public, une entrave à la diffusion des livres. … Une redevance très faible, qui ne dépasse en aucun cas cinq ou dix pour cent du bénéfice net. »

L’idée de la redevance perpétuelle

Mais que passe-t-il au décès des héritiers directs ? Le domaine public va-t-il continuer d’exploiter l’oeuvre sans payer de droits ? A cette question, Hugo répond « Non ». La redevance doit continuer d’être payée :

« C’est ici qu’apparaît surtout l’utilité de la redevance perpétuelle. Rien ne serait plus utile, en effet, qu’une sorte de fonds commun, un capital considérable, des revenus solides, appliqués aux besoins de la littérature en continuelle voie de formation. Il y a beaucoup de jeunes écrivains, de jeunes esprits, de jeunes auteurs, qui sont pleins de talent et d’avenir, et qui rencontrent, au début, d’immenses difficultés. Quelques-uns ne percent pas, l’appui leur a manqué, le pain leur a manqué… Connaissez-vous rien de plus beau que ceci : toutes les oeuvres qui n’ont plus d’héritiers directs tombent dans le domaine public payant, et le produit sert à encourager, à vivifier, à féconder les jeunes esprits ! …Y aurait-il rien de plus grand que ce secours admirable, que cet auguste héritage, légué par les illustres écrivains morts aux jeunes écrivains vivants ? … L’émancipation, la mise en liberté des écrivains, elle est dans la création de ce glorieux patrimoine. Nous sommes tous une famille, les morts appartiennent aux vivants, les vivants doivent être protégés par les morts. Quelle plus belle protection pourriez-vous souhaiter ? »

En conclusion

La propriété incontestable de l’écrivain et le droit de son héritier doivent se concilier avec le droit non moins incontestable du domaine public. Nul doute que si Victor Hugo vivait aujourd’hui il resterait fidèle à sa pensée. Il ne dirait plus « Fondons le domaine public ». Mais il continuerait certainement d’affirmer avec force : « Allons plus loin. Agrandissons-le. … Il n’y a aucun motif pour retarder d’une heure la prise de possession de l’esprit humain.»
Car pour cet immense écrivain, nous l’avons bien compris, si le livre est d’intérêt public, c’est parce que la lumière est dans le livre. Laissons-le conclure :

« Ouvrez le livre tout grand. Laissez-le rayonner, laissez-le faire. Qui que vous soyez qui voulez cultiver, vivifier, édifier, attendrir, apaiser, mettez des livres partout ; enseignez, montrez, démontrez ; multipliez les écoles ; les écoles sont les points lumineux de la civilisation.
« Vous avez soin de vos villes, vous voulez être en sûreté dans vos demeures, vous êtes préoccupés de ce péril, laisser la rue obscure ; songez à ce péril plus grand encore, laisser obscur l’esprit humain. Les intelligences sont des routes ouvertes ; elles ont des allants et venants, elles ont des visiteurs, bien ou mal intentionnés, elles peuvent avoir des passants funestes ; une mauvaise pensée est identique à un voleur de nuit, l’âme a des malfaiteurs ; faites le jour partout ; ne laissez pas dans l’intelligence humaine de ces coins ténébreux où peut se blottir la superstition, où peut se cacher l’erreur, où peut s’embusquer le mensonge. L’ignorance est un crépuscule ; le mal y rôde. Songez à l’éclairage des rues, soit ; mais songez aussi, songez surtout, à l’éclairage des esprits.

Les textes de Victor Hugo sont extraits de ses œuvres complètes/Actes et paroles IV/ III. Congrès littéraire international

P. S. : Les détails du  système « Hugo »  sont consignés, avec tous leurs développements,  dans les procès-verbaux de la commission de 1836, publiés alors par le ministère de l’Intérieur.